Préambule | |
Les enfants issus de familles itinérantes et de Voyageurs (désignés sous l’acronyme EFIV dans les textes réglementaires) sont des enfants plurilingues, entrés dans le langage dans des langues familiales qui ne sont pas du français, ou qui pratiquent des variétés et des normes de français éloignés des usages majoritaires et scolaires. BILEM ne souhaite pas proposer de généralités sur la scolarisation des élèves Voyageurs. En effet, les généralisations risquent toujours une ethnicisation hasardeuse qui favorise les représentations essentialisantes et caricaturales, gommant la diversité des cultures éducatives des familles, ainsi que la diversité des contextes géographiques, socio-économiques dans lesquels circulent les communautés plurielles qui se reconnaissent elles-mêmes comme appartenant au monde des Voyageurs. Cette reconnaissance est libre ; elle s’effectue selon les critères propres aux personnes concernées et non selon les projections des représentations ou des institutions majoritaires. BILEM a donc fait le choix de partager un retour d’expérience contextualisé, dans le département de la Haute-Saône (académie de Besançon), où se déploie depuis une vingtaine d’années une politique de soutien à la scolarisation des EFIV, ayant servi à modéliser les dispositions du texte officiel de 2012 auquel elle est, de facto, conforme. Cette politique s’est également appuyée sur les travaux du Conseil de l’Europe. Madame Sandrine Gamet, d’abord directrice de maternelle exerçant en classe en très petite section et petite section, puis enseignante en Antenne scolaire mobile, formatrice auprès du CASNAV, a accepté de transmettre une partie de son expérience à ses collègues professeurs des écoles sous forme d’entretien. |
Quel est le contexte de l’expérience professionnelle de Madame Gamet avec les petits Voyageurs en maternelle dans le département de la Haute-Saône ? | ||
Des groupes de Voyageurs sont traditionnellement présents sur le territoire du département, qu’il soit lieu de vie le plus fréquent ou lieu de passage entre deux régions, par exemple entre l’Alsace et la Bourgogne ou le bassin parisien. Il s’agit d’un territoire de grande ruralité, sans métropole, avec de petites villes (Vesoul, Lure, Luxeuil, Gray). Son économie est contrastée, avec des implantations industrielles dynamiques, mais aussi des enclaves paupérisées en difficulté d’accès à l’emploi. Sur ce territoire en mutation, les Voyageurs subissent souvent les effets de la perte de leurs activités traditionnelles, et se trouvent fréquemment dans des situations de grande pauvreté et d’illitératie (sans accès à l’écrit ou à l’ordinateur et aux diverses plates-formes en ligne d’accès aux droits). L’enseignante exerce depuis 22 années, et a fait l’essentiel de sa carrière en tant que directrice de maternelle exerçant en très petite section et petite section à l’école Jean Macé à Lure, où elle a découvert le public du Voyage, avant de se voir confier par son inspecteur en 2021 la responsabilité d’une Antenne scolaire mobile sur poste à profil. Improprement connu sous le nom de « camion école », le dispositif permet de faire de la médiation scolaire avec les écoles en dur, de préparer et de soutenir la scolarisation des enfants dès la maternelle, obligatoire à 3 ans depuis 2019. La médiation s’effectue autant avec les familles des communautés qu’avec les acteurs professionnels du monde scolaire et social. Comme c’est pratiqué le plus souvent ailleurs, le département de la Haute-Saône a délégué les services d’accès au droit pour les Voyageurs à des associations de domiciliation où officient des travailleurs sociaux. |
||
Quelles précautions prendre concernant l’inscription et accueil en maternelle des enfants du Voyage ? | ||
Conformément à la loi, les inscriptions administratives s’effectuent selon le droit commun, en fonction des délégations données ou non par les mairies aux écoles. Deux points importants sont à noter. Premièrement, la famille aura la plupart du temps besoin d’une médiation pour aider à remplir le dossier par écrit. On ne la laissera pas donc seule avec cette tâche, qui, d’ailleurs, permet utilement un premier dialogue. Surtout, il convient de distinguer l’accueil réel de l’inscription administrative proprement dite. Si l’inscription peut être différée, le temps de compléter un dossier, l’accueil en revanche doit être inconditionnel et immédiat. Une famille de Voyageurs qui se présente directement à la porte d’une maternelle pour inscrire son enfant a déjà fait un long chemin. Elle doit se sentir bienvenue, et il est important, même si l’on a peu de temps à y consacrer ce jour-là, de verbaliser positivement l’arrivée de l’enfant et d’encourager la démarche sans réserve. Il importe aussi de se souvenir que les familles confient leurs enfants non pas à une institution ou un organigramme, mais à une PERSONNE de référence (enseignant, ATSEM). La relation de confiance mettra du temps (plusieurs années) à se développer, le temps que chacun se découvre et que l’école fasse la preuve de sa bienveillance. Une fois qu’elle est installée, l’école devient une « école de référence » au sens de la réglementation, non pas en tant que lieu géographique, mais en tant qu’endroit où travaille une personne reconnue par la communauté tout entière. |
||
Coéducation et respect du mode de vie des Voyageurs par l’école : tout se règle par le dialogue | ||
Une lourde histoire de la discrimination a fait que les communautés du Voyage peuvent être extrêmement éloignées du monde scolaire, dont les parents ont souvent fait une expérience fugace et maltraitante. Le premier instrument dont doivent se saisir les professionnels de l’éducation semble ici le temps. Comme avec les autres familles, mais plus encore, il s’agit de prendre le temps d’accueillir, de discuter de poser explicitement tous les cadres, de recueillir les réactions, d’interroger respectueusement et sans jugement pour comprendre peu à peu la nature des tensions éventuelles, leurs sources, ainsi que leurs enjeux. Le dialogue reste constant, tout au long de la scolarité, même si les débuts sont décisifs en termes de fréquentation scolaire. | ||
Quels gestes professionnels pour éviter les malentendus entre école et famille ? | ||
A la lumière de l’expérience, il convient au premier chef d’éviter la contrainte physique et le rapport de force adulte/enfant pour les petits voyageurs. On ne prend pas un enfant par la main ou par l’épaule pour le tirer, on ne le pousse pas ; on se place devant l’enfant, on verbalise, et l’on attend son consentement pour qu’il donne la main de lui-même. Les parents vivent comme une grande violence la contrainte physique s’ils en sont témoins. On conseille aussi de ne produire aucune injonction, aucun jugement de valeur devant la grande différence. Par exemple, on va s’apercevoir que le tutoiement par les familles des acteurs de l’école est standard, qu’il n’est pas une marque d’impolitesse ou de familiarité : il ne faut pas s’en formaliser. Les codes de politesse sont autres. Ainsi, on ne se salue pas en disant « bonjour » mais plutôt « ça va ? ». |
||
Quels exemples parlants en maternelle de la prise en charge scolaire des élèves voyageurs : La tétine, la sieste, le robinet d’eau ? | |
S’agissant de cet objet transitionnel qu’est la tétine, souvent donnée pour rassurer les enfants, on ne va pas dire « c’est mieux s’il n’a pas la tétine », ce qui serait jugement de valeur. Dans la communauté la mère qui l’a mis au monde sait le mieux ce qui est bon pour l’enfant. On se contentera d’expliquer les conséquences négatives possibles sur l’acquisition de la parole. La sieste dans l’espace de l’école, moment important chez les petits, va de pair avec la perte du cocon, dans un petit espace partagé avec la fratrie dans la caravane, et souvent illuminé même la nuit. On veille donc à ne pas séparer les enfants, à rapprocher les cousins ou copains, à autoriser à se donner la main, à observer le dortoir assis dans le lit. Comme pour tous les enfants, on accepte une couverture venue de la famille, au moins au début, pour faciliter la transition et s’approprier un autre lieu d’apaisement. La plupart des enfants voyageurs, même très petits sont autonomes face au robinet d’eau. Plutôt qu’une interdiction qui ne fera pas sens pour un enfant dont la famille satisfait les besoins élémentaires sans délais, un cadre de règles explicites est utile, surtout si l’accès à l’eau se fait hors la classe. |
|
Comment répondre aux besoins de l’enfant pour favoriser son entrée dans les apprentissages, et notamment dans la langue française à l’école ? | ||
On ne parle pas à l’école comme dans les campines. En aucun cas on ne doit se représenter les langues parlées dans les communautés du Voyage (on ne la caractérise pas ici compte tenu des innombrables variations familiales et régionales) comme une langue pauvre et déficitaire, ou comme du sous-français. Sur le plan linguistique, la complexité des deux langues est de même niveau. Sans introduire aucune hiérarchie entre ces deux formes de langue, le professionnel de l’école doit comprendre avant d’agir, et ne pas hésiter à se renseigner pour comprendre. Par exemple, en Haute-Saône, avant de dire que « tata » est un nom féminin désignant la sœur de la maman, il peut être bon d’en demander le sens (en l’occurrence « papa » dans le parler familial). Les Voyageurs sont très conscients des écarts et le verbalisent ainsi : « On ne parle pas le même parlement ». On s’efforce de préserver la continuité du cocon entre famille et école, au minimum au moyen de quelques mots rassurants issus de l’univers familial. On n’hésite pas, au moins au début, à traduire, expliciter au maximum la langue de l’école aux petits élèves. Il ne s’agit pas seulement des séances dites de langage ; tous les moments informels, les moments duels, les moments de transition (habillage récréation, passage aux toilettes) sont propices à des échanges permanents avec l’adulte référent auquel l’enfant s’est attaché et qu’il suit beaucoup dans l’espace. La culture éducative familiale première est en effet celle du « faire avec » en présence de l’adulte qui laisse l’enfant expérimenter concrètement à ses côtés, en verbalisant et expliquant peu. Le même parent exprimera sa confiance dans les capacités de l’enfant par une valorisation explicite de son don. |
||
Pourquoi dire que les petits élèves du voyage sont doués et compétents ? | ||
Les familles du voyage rencontrées par l’enseignante sont souvent dans une valorisation très encourageante des premières performances de leurs enfants, elles leur disent facilement « Comme tu es doué ! », « C’est toi qui as fait ça, mon fils /ma fille ? Comme tu es vaillant(e) ! » De son côté, l’école constate chez les enfants de la communauté des compétences importantes en motricité. Ils sont très à l’aise dans leur corps et très habiles avec les objets dans l’espace. Ils sont débrouillards, observateurs, rapidement autonomes et montrent fréquemment des capacités importantes d’empathie et d’attention à l’égard de leurs camarades. Ils font preuve d’un très bon niveau d’intelligence relationnelle pour comprendre et verbaliser les besoins et émotions des autres, et les consolent volontiers. Ils se montrent volontiers aidant et serviables envers l’adulte (« faire avec »). Dans les situations de communication spontanée (moins en grand groupe dans les situations scolaires plus artificielles comme c’est le cas général) le petit voyageur s’adresse à l’adulte avec clarté et intensité. |
Quelles normes linguistiques et culturelles comprendre pour éviter les jugements erronés et les injustices à l’égard des enfants ? | ||
Il est essentiel de comprendre que les petits enfants voyageurs doivent se construire comme des bilingues, de respecter les manières de parler de la famille, de ne pas les disqualifier à l’aune des normes scolaires et de ne porter aucun jugement sur elles. On sera patient pour entrer dans la compréhension des parents au cours des interactions, le temps de s’habituer à certaines tournures, et surtout à une prosodie (musique de la langue) très différente de celle du français standard. On n’hésitera pas à demander des explications, notamment lexicales, aux familles ni à en donner aux enfants pour qu’ils s’approprient peu à peu les codes et la langue de l’école tout en prenant conscience positivement des codes et de la langue en vigueur dans leur environnement communautaire. On prendra notamment garde aux usages que les voyageurs font du lexique et de la morphologie en français, parfois en utilisant des formes qui peuvent paraîtres archaïques ou incorrectes, mais qui possèdent autant de légitimité sur le plan linguistique que les formes standard. Les codes sociaux, notamment relatifs à la politesse dans la société majoritaire de l’école, doivent faire l’objet d’une grande attention et d’une pédagogie explicite. Un petit élève voyageur ne remerciera pas spontanément l’ATSEM pour un verre d’eau, puisque dans sa communauté tout adulte a le devoir de répondre aux besoins élémentaires de l’enfant, qui ne demande jamais d’eau, car il n’a besoin que de dire : « j’ai soif ». Une autre source fréquente de malentendus concernant la politesse est la question des « gros mots ». Cette expression même n’a pas de sens pour le public rencontré, qui utilise pour la même idée « mauvaises paroles ». Des termes qui en français de l’école paraissent grossiers ou déplacés peuvent être standard et ordinaires pour les enfants. C’est le cas par exemple de « chier » et « gueule ». Par conséquent, si on les sanctionne pour l’usage de ces termes à l’école, on commet une grave injustice. Là encore, il convient d’expliciter les normes en usage à l’école, et les normes valables dans la famille sans les stigmatiser. |
||
Conclusion |
Les précautions à prendre, les attentions particulières à avoir pour la scolarisation en maternelle des petits voyageurs relèvent de l’approche interculturelle et interlinguistique au sens large. Elles se résument en trois principes inclusifs qui seuls permettront la coéducation prévue par le Code de l’éducation 111-1 « Pour garantir la réussite de tous, l’école se construit avec la participation des parents, quelle que soit leur origine sociale. Elle s’enrichit et se conforte par le dialogue et la coopération entre tous les acteurs de la communauté éducative. »
Ces trois principes sont des lois générales bien connues de l’interculturalité, de l’apprentissage pour tous, enfants et adultes, professionnels et parents d’élèves, du divers et de l’altérité. Dans cette rencontre, c’est sur l’interaction horizontale et la relation actuelle et vivante que l’on doit se centrer, et non sur une description verticale et externe de la culture supposée de l’Autre. S’agissant des Voyageurs, on fera observer que le contact avec le monde du Voyage, pour les personnes de la société majoritaire, est invariablement synonyme de décentrement maximal, ainsi que d’une transformation réflexive sans pareil. Pour tous ceux et celles qui ont eu la chance de la vivre, c’est une aventure décisive et incroyable, qui a changé pour toujours leur regard sur le monde. |
Publication 2023